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Les jours étranges

 

Vous rappelez-vous de cette frontière invisible délimitant le monde autour de vous ? Cette ligne qui serpentait entre les immeubles et les arbres, et qui séparait votre espace autorisé du reste du monde. Un kilomètre, une heure, des autorisations plein les poches. C’était il y a deux ans à peine, pourtant tout cela nous paraît déjà irréel. Notre monde était devenu si petit, d’un coup.

J’ai passé une bonne partie de l’année 2020 à photographier le monde vidé pour la presse. Concrètement, j’ai beaucoup regardé les gens errer autour de chez eux. Ils changeaient de trottoir pour ne plus se croiser, couraient au milieu de la route pour ne plus avoir à s’éviter. Mes photos ? Des gens à leur fenêtre, des rues vides, des centres commerciaux déserts, des restaurants fermés, des trottoirs remplis de files d’attente devant les magasins de premières nécessités. Bref, j’ai fait partie des gens qui fabriquaient toutes ces images que vous avez vues dans les journaux et à la télé pendant des mois. Pourtant, pendant tout ce temps, je ne pensais qu’aux contours de ma propre cellule. Ils étaient devenus une obsession et ébranlaient chaque jour un peu plus mon rapport à la photographie.

Il se trouve que j’habite à la campagne, au milieu d’une forêt assez vallonnée et pleine d’histoires. C’est une forêt assez jeune qui pousse sur des terres autrefois habitées et cultivées. La végétation y est dense, et les ronces nombreuses. C’est donc les yeux rivés sur Google Earth que je partais dès que possible explorer cette frontière, toujours exactement à 1km de mon domicile. J’ai arpenté et photographié cette ligne imaginaire pendant des mois, de jour comme de nuit, et par tous les temps. Si bien qu’aujourd’hui encore, je la connais par cœur. Cette frontière, aussi invisible qu’absurde fusse-t-elle, est alors devenue un passage entre deux mondes.

Dans le premier j’étais photojournaliste, je photographiais l’angoisse d’une société pétrifiée par une épidémie qui ne voulait pas s’éteindre. Dans ce monde-là tout allait vite, mes photos se devaient d’êtres dynamiques et percutantes, elles étaient quasiment publiées en direct, oubliées quelques heures plus tard. Dans le second, je me contentais de m’accrocher à cette ligne et de la photographier jour après jour, sans vraiment savoir où cela me menait. J’étais seul entre les arbres, sans commande, sans mouvement à saisir, sans moment à capturer. Il me fallait apprendre à voir mon environnement, à photographier le silence, et le temps.

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